Voyage dans le temps
À l’inverse, nous étions invités par Hélène Bass (cello) lors de son solo du lendemain, à ne pas applaudir ; plutôt tendre l’oreille au silence des murs paroissiaux. À Trois-Palis, les solos à l’église sont des moments attendus ; elle en connut de mémorables. Certains furent hors du temps, celui-ci l’était à sa manière : résolument d’un temps qui est désormais hors du nôtre. Les feuilles de couleur éparpillées au sol portaient des mots lisibles de loin parmi lesquels le public était invité à choisir pour déclencher un programme aléatoire (« Didascalie », « Offrande musicale », Catharsis », « Harmanger »…) : une sorte de prototype archéologique du nuage de tags venu du fond des années ’70. Ce dispositif, cette entrée en matière, le sourire ineffaçable, une présence en légère lévitation invitaient au voyage dans le temps auquel une portion réduite de l’assistance paraissait prête. Flottait comme une atmosphère d’incrédulité interrogative. Le frottement de l’archet à vide figurait pourtant une belle entrée en matière : la naissance de la musique, venue du silence, puis du son, avant de se stabiliser sur une note en haut du manche. De simples arpèges firent tremplin – fort logiquement – pour le début d’une suite de Bach, développée ad lib, agrémentée de quelques citations classiques enrôlées dans une libre divagation. Glissandi, sifflotements auxquels le public, encore timide, était engagé à faire écho pendant qu’Hélène Bass se dirigeait vers la porte, commentant ce chœur du violoncelle avant de revenir pour prolonger une séquence de chocs sur la caisse par des pizzicati égrenés comme le prélèvement d’une partie d’orchestre. Il y eut des passages joués debout, un autre où, s’étant déplacée avec sa chaise, tournant le dos au public, elle joua seule à seul face au Christ en croix au milieu de l’allée ; un autre encore où elle contourna l’autel pour s’isoler dans le chœur et s’abandonner à une méditation musicale qui nous fit nous sentir presque indiscrets. Ida Lupino passa icognito ou presque4. Auparavant, un monologue – « monter…descendre… va-t-il y arriver ?… » – rappelait qu’elle croisa un temps la route de François Tusques, l’auteur de ce monologue. Enfin, après avoir explicité le code couleur des affichettes répandues autour d’elle (vert pour des traditions variées, jaune pour de « mini-morceaux à moi »…), elle tira pour finir un papier de couleur bleue : des compositions. Et s’éleva, improbable, cette merveille d’Anthony Braxton, sa Composition 23C5, sur un tempo plutôt lent. Sur quoi, Hélène Bass se dirigea vers la sortie achever par quelques notes sur le parvis un concert qui, venu d’un autre temps, avait fini par lui donner consistance en nous ramenant, avec une fraîcheur qui pouvait finir par convaincre, à cette attitude simple et dénuée de cynisme : prendre les choses comme elles viennent6.